Monseigneur DIZIEN
Le village de Cure est situé à flanc de colline, sur une presqu’île formée par la rivière du même nom. La vallée boisée et abrupte qui enserre le hameau est parsemée de rochers granitiques qui surgissent de la forêt. Au bas du village, après le pont, on trouve les bâtiments d’une ancienne abbaye et son moulin. Plus haut, se dresse l’église Saint Antoine entourée du cimetière de la paroisse. À peu de distance, l’école a été édifiée en 1842, le long d’un chemin escarpé de chaque côté duquel sont construites les autres habitations. L’ensemble est fort pittoresque, d’une beauté agreste.

Le 5 avril 1846, l’instituteur, Étienne DIZIEN, est très inquiet. Son épouse, Claudine DEVOIR est sur le point d’accoucher. L’opération traîne en longueur. L’enseignant se souvient qu’il a perdu un premier enfant à la naissance en 1841. Heureusement, un petit frère prénommé Étienne est venu au monde en bonne santé en janvier 1843. Vers onze heures, la délivrance arrive enfin, Étienne DIZIEN a un second fils. Il est d’abord soulagé, mais tout ne se passe pas comme prévu ; Claudine ressent encore des douleurs. Le premier bébé n’est pas arrivé seul, vers une heure de l’après-midi, il est suivi d’une petite sœur. Six jours après, dans la petite église de Cure, les deux jumeaux sont baptisés sous les prénoms de Jean Marie Léon et Hortense Marie. Une deuxième petite fille, Zoé Philippine, viendra compléter la famille le cinq juillet 1848. 

Étienne DIZIEN et sa femme Claudine DEVOIR sont tous les deux originaires du canton de Quarré-les-Tombes. Étienne est né en 1812 au Meix, hameau de Saint-Germain-des-Champs, où sa famille travaille la terre depuis plus d’un siècle. C’est un instituteur de très bonne réputation, il sera officier dans l’ordre des palmes académiques et formera trente-deux futurs enseignants dans son école. C’est aussi un bon chrétien qui chante d’une voix superbe à la messe du dimanche. Il joue un rôle majeur dans la commune de Domecy comme secrétaire de mairie. Il arbitre à la satisfaction générale les différends de tous les jours qui surviennent entre les habitants.  La famille DEVOIR, qui habite à Villiers-Nonains, dans la commune de Saint-Brancher, est aussi très pieuse. On ne s’y permettrait pas de revenir des champs en retard pour la prière commune récitée avant chaque repas.
 
Sévèrement éduqués, Étienne et son petit frère Jean Marie Léon répondent aux espérances de leurs parents. L’aîné souhaite devenir instituteur alors que le cadet, que tout le monde appelle Léon, fait tressaillir de bonheur le cœur de sa mère en lui annonçant son désir de devenir prêtre. Après avoir reçu ses premières leçons de latin chez le curé de Cure, le jeune Léon entre au petit séminaire d’Auxerre en 1859. C’est un élève intelligent, bon et pieux, d’un caractère gai et attachant, très apprécié de ses professeurs. Parmi eux, l’abbé GUIGNOT, récemment entré dans la maison comme professeur, devient pour toujours son confident et ami. Pendant ses vacances à Cure, Léon aide son père dans les tâches du secrétariat de mairie en rédigeant, par exemple, les actes d’état-civil. Il séjourne aussi souvent à Saint Brancher, où les DEVOIR apprécient sa précoce piété.

En octobre 1865, Léon DIZIEN est admis au grand séminaire de Sens. Pendant ces trois ans d’études et de formation cléricale, il reste un élève modèle que l’on charge toujours de rédiger les « adresses au souverain pontife », car son style littéraire et la beauté de son écriture conviennent tout à fait à ces documents. 
 
Les talents du jeune diacre sont si vite reconnus qu’il est employé comme clerc supplémentaire au secrétariat de l’archevêché. C’est là, qu’un soir d’octobre 1869, l’archevêque de Sens Monseigneur BERNADOU, lui annonce qu’il l’accompagne à Rome pour le concile, comme secrétaire particulier. On imagine dans quelle joie le séminariste accueille cette nouvelle, ravi de découvrir la Rome chrétienne. Et c’est le 16 avril 1870, dans la ville sainte, à l’église Saint-Nicolas-des-Lorrains qu’il est ordonné prêtre par Monseigneur BERNADOU. Pendant son séjour à Rome, il est présenté au pape Pie IX. Très ému, il manque de choir gêné par les plis de sa soutane. Même si le pape en rit de bon cœur, l’abbé DIZIEN gardera toute sa vie un souvenir cuisant de l’incident.
 
Au mois de mai 1870, il rentre en France peu avant que le concile ne soit interrompu par la guerre franco-allemande. Toujours secrétaire de l’archevêque, il est nommé vicaire à Saint-Étienne de Sens le premier novembre 1870. Il s’acquitte de cette nouvelle fonction avec beaucoup d’enthousiasme et de zèle. En chaire, il se fait particulièrement remarquer par son éloquence naturelle. L’abbé DIZIEN est aussi aumônier des écoles chrétiennes de la ville. En 1883, suite à un incident, il s’oppose à leur fermeture, prenant la tête d’une protestation publique. Il n’en délaisse pas pour autant Monseigneur BERNADOU et devient peu à peu son fidèle second. Non seulement, il lui est d’une aide précieuse dans l’administration du diocèse, mais il multiplie les égards autour de lui. Il accompagne, à pas lents, le vieil ecclésiastique dans sa promenade quotidienne ; il joue aux cartes avec lui tous les soirs. Le premier juillet 1886, à la suite de l’élévation de son archevêque au cardinalat, l’abbé DIZIEN est nommé vicaire général. Il joue un rôle de plus en plus grand dans le diocèse jusqu’à la mort de Monseigneur BERNADOU, le 5 novembre 1891.
 
En 1892, Léon DIZIEN est confirmé dans ses fonctions de vicaire général par Monseigneur ARDIN, nouvel archevêque de Sens, qui songe à lui pour de plus hautes fonctions. Malgré une certaine réticence ministérielle (on ne pardonne pas à l’abbé DIZIEN son appui public à l’enseignement libre), il est nommé évêque d’Amiens le 30 mai 1896. Après avoir fait retraite à La-Pierre-qui-Vire, il est sacré à Sens le 8 septembre de la même année. Il prend pour secrétaire particulier son ami Charles Joseph GUIGNOT, curé de Quarré-les-Tombes et est accueilli en grande pompe à la cathédrale d’Amiens le 15 octobre 1896. Le diocèse d’Amiens, l’un des plus étendu de France, compte 543 mille habitants en 1896. Ils sont presque tous catholiques, mais beaucoup ne pratiquent pas régulièrement. Conscient de l’immense tâche qui l’attend et contrairement à ses prédécesseurs, Monseigneur DIZIEN souhaite demeurer longtemps à Amiens. Le jour de son sacre, ne déclare-t-il pas en effet à l’un de ses chanoines : « Votre belle cité a le lierre pour emblème, et le lierre meurt où il s’attache ».
 
Le début de l’épiscopat de Léon DIZIEN est assez paisible. Encore protégés par le régime du Concordat, les rapports entre l’église catholique et l’état restent relativement courtois. L’évêque d’Amiens s’applique donc à respecter les administrations locales et les pouvoirs publics. Il prend part volontiers aux cérémonies officielles, complimentant à l’occasion les autorités civiles et militaires. À sa grande surprise, cette attitude ouverte, vaut à Monseigneur DIZIEN de recevoir la légion d’honneur au début de l’année 1899.
  
L’année 1901 voit une nouvelle étape dans le conflit entre laïcs et catholiques. La loi sur les associations du 1er juillet est notamment dirigée contre les congrégations religieuses, soumettant leur existence  à la délivrance d’une autorisation de l’état. Au mois d’octobre 1902, Monseigneur DIZIEN prend l’initiative d’une pétition en faveur de l’autorisation demandée par 500 congrégations. Le président radical du conseil, l’anticlérical forcené Émile COMBES, le menace officieusement d’une suspension de traitement. En mars 1903, les refus d’autorisation se multiplient. Pour la Pentecôte, les évêques envisagent de se rassembler à Dunkerque. COMBES envoie un télégramme à Monseigneur DIZIEN qui l’invite fermement à ne pas assister à cette manifestation. Choqué par cette injonction discourtoise, le courageux évêque se hâte de faire sa valise pour Dunkerque ! Mais les protestations des catholiques sont inutiles. Le 7 juillet 1904, le gouvernement promulgue une loi relative à la suppression de l’enseignement congréganiste. De nombreux établissements scolaires sont fermés dans le diocèse d’Amiens, ce qui désole Monseigneur DIZIEN.

Un nouveau coup lui est porté le 9 décembre 1905 par la loi de séparation des Églises et de l’État. Les prêtres, les évêques ne sont plus rémunérés par l’État. Les dépenses relatives à l’exercice des cultes sont supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes. Les établissements publics du culte sont remplacés par des associations cultuelles auxquelles seront confiées, après un inventaire, les biens religieux qui restent propriétés de l’État ou des communes. En application de ces lois, le grand et le petit séminaire d’Amiens sont fermés en décembre 1906 et, le 17 du même mois, Monseigneur DIZIEN doit quitter pour toujours son palais épiscopal, les protestations qu’il fait entendre du haut de la chaire de la cathédrale n’y changeant rien.

Impuissant face aux décisions successives des gouvernements, l’évêque d’Amiens ne reste pourtant pas inactif. Toujours aussi enthousiaste qu’au temps de sa jeunesse, il travaille à la restauration religieuse. Il organise ainsi l’enseignement libre dans le diocèse, faisant ouvrir dans le cadre de la loi de nouvelles écoles, où les enfants peuvent continuer à recevoir une éducation chrétienne. En 1907, il recrée les grand et petit séminaires et établit des conseils paroissiaux destinés à remplacer les conseils de fabrique supprimés par les lois de séparation. Il assure le bon fonctionnement de l’oeuvre du denier du culte par la nomination de commissions cantonales et d’une commission centrale chargée de répartir les fonds collectés. Dans le but d’orienter l’action collective des catholiques dans le diocèse, il établit le « bureau diocésain », sorte de comité central composé principalement de laïques et relié dans chaque paroisse à un comité local. Il organise chaque année des congrès diocésains d’où naissent de nombreux organismes nouveaux : associations de pères de famille, caisses rurales, sociétés d’épargne, groupes anti-alcooliques…

Les soucis, l’activité intense qu’il avait déployée pour faire face aux difficultés engendrées par les nouvelles lois avaient beaucoup fatigué Monseigneur DIZIEN. Le 14 janvier 1909, il est victime d’une grave crise cardiaque. Les médecins lui prescrivent un repos presque total. Il doit abandonner ses visites paroissiales pendant deux ans. Malgré un état toujours aussi précaire, il reprend peu à peu ses activités quand une nouvelle crise le frappe en juin 1913. Il ne recouvrera plus jamais la santé.

Pendant l’été 1914, la grande guerre éclate. Le diocèse d’Amiens est particulièrement touché, beaucoup de ses villages et de ses églises étant détruits. Épuisé par la maladie, le vieil évêque fait son devoir. Du haut de la chaire de la cathédrale, il exhorte ses fidèles à la prière, pour les victimes, pour la victoire. Il demande à chacun,  à son niveau, de faire  tout son possible pour sauver le pays. Il n’a rien perdu de sa légendaire éloquence que son émotion amplifie encore. Très actif, il ne pense plus à la maladie, visitant les blessés ou les mères éplorées des victimes. En novembre, son état s’aggrave encore. Le 11 mars 1915, il demande à son ami Monseigneur GUIGNOT de lui administrer l’extrême onction. Il meurt le 27 mars. Ses obsèques ont lieu le 30, présidées par Monseigneur CHESNELONG, archevêque de Sens, en présence, malgré la guerre, de nombreux évêques et de plus de 250 prêtres. C’est un hommage unanime qui lui est rendu, tant par les fidèles que par les autorités, militaires, civiles, administratives et judiciaires. Monseigneur DIZIEN est inhumé dans le caveau des évêques, à la cathédrale.
 
Peu avant son décès, il avait écrit ces quelques lignes :
 
« Je remercie Dieu de m’avoir fait naître dans une famille profondément chrétienne. »
 
« J’ai vécu et je veux mourir dans l’Église catholique, apostolique et romaine. »
 
« Je n’ai pas de fortune personnelle, et ce que j’ai pu gagner au service de l’Église, je l’ai dépensé en bonnes œuvres. »
 
 
MARC PAUTET
 
 
SOURCES :
 
Monseigneur DIZIEN évêque d’Amiens par l’abbé Ch. CALIPPE. Amiens 1915.
Le département de l’Yonne comme diocèse par Alype-Jean NOIROT (tome 2). Auxerre 1979.
Mon village sur Cure par Dom Bénigne Defarges. 1974.
La croix. Édition du 30 mars 1915.
État-civil de la commune de Domecy-sur-Cure.